Soir de novembre
Ce samedi matin là, je m’étais réveillée encore plus mal que la veille. La fièvre me tenait plus fidèle que jamais et mes petits poumons n’en pouvaient plus d’être envahis par des bactéries virulentes. Je restais tranquille car mon père m’avait dit que les médicaments ne commenceraient à faire leur effet qu’au bout de vingt-quatre heures au moins. Mais à huit ans, le temps a des couleurs terribles, surtout quand on compte très souvent les fleurs de la tapisserie pour le passer un peu plus rapidement ou plus légèrement au choix.
Ce samedi donc, à mon réveil, j’avais essayé d’étendre mes longs doigts d’enfant pour toucher un peu de guérison, un peu d’espoir de moins tousser. Mais l’ironie du sort se mêle toujours de ce qui ne la regarde pas et ces énormes pilules roses, que j’avais tant de mal à avaler, avaient décidé de mon compte tout à fait autrement. Il était donc écrit (et il en sera ainsi toute ma vie) que la substance guérisseuse serait en fait un poison. En supplément de mes délires pyrétiques, je devais dans la matinée me cramponner à une cuvette en plastique pour déverser ce que mon corps ne pourrait jamais accepter.
Très vite, mes parents comprirent la situation et de concert avec le médecin changèrent l’antibiotique pour un autre mieux toléré.
Je me souviens de cette sensation étrange d’avoir rendu un délicieux gâteau que mon père avait ramené de Prague. Une sorte de pain d’épice moelleux aux saveurs innombrables.
Finalement, en fin d’après-midi, de guerre lasse, mes yeux prirent les rênes et m’endormirent dans un sommeil profond et réparateur.
Dans la soirée, très tardivement, je m’éveillais dans le lit de mes parents. Je me sentais tellement mieux, je n’avais plus la nausée, mes poumons brûlaient moins aussi. Mais le calme de la maison me saisit. Pas de signe de présence de mon frère et de ma sœur. Juste le murmure lointain de voix étrangères, enfin, pas celles de mes parents.
Terriblement angoissée, je posais un pied sur le parquet ciré. Me tenir debout était presque grisant, le souvenir de la fièvre faisant tourner la tête. Je réussis à m’avancer jusqu’au palier, devant l’escalier. Toutes les lumières étaient allumées et je trouvais qu’il y en avait trop tout à coup.
Je descendis doucement les marches, guettant dans chaque instant de ma progression le pourquoi à ma terreur soudaine.
Dans la salle à manger, j’aperçus des amis proches à mes parents, ma mère dont le visage était inondé de larmes. Je ne voyais pas mon père, j’entendais ses paroles.
En m’approchant de la porte vitrée, je le vis enfin devant le piano. Son regard était ailleurs, ses yeux si bleus étaient sombres et sans fin. Son expression était impensable, son chagrin sillonnant son si beau visage.
Je ne sais pas ce que j’ai entendu à cet instant, je ne sais pas si les mots ont été clairs, j’ai su simplement que je ne reverrai plus jamais Pépé Stachou.
Dans ma candeur d’enfant, j’ai souhaité alors que mon papa me joue du piano.
« Je voudrais que tu joues la chanson du printemps, tu sais, celle qui chante comme ça… Je t’en prie. C’est Mendelssohn je crois… Dans ce livre là… »
Alors mon père a répondu à mon souhait.
J’ai fait demi-tour et j’ai commence à gravir les escaliers.
Dans mon esprit, j’entendais une autre musique, un chant tzigane, un duo entre un violoncelle et un piano. Je hurlais la mélodie dans ma tête à m’en faire crever les oreilles du dedans, pour écarteler ma petite âme d’enfant qui découvrait alors une souffrance injuste, inévitable et dévastatrice.
J’avais senti immédiatement le gouffre de la fin, celui qui se met en travers et nous ravit les êtres chers, celui qui nous fait alors tellement fragile aux décisions de la vie et de la mort.
Plus jamais je ne pourrai faire de la musique avec mon Pépé adoré, celui qui m’avait montré les premières notes.
Il fallait que j’écrive ce souvenir.
Ce midi, j’ai téléphoné à Eric. Il est en Allemagne pour son travail.
Je ne sais pas quel sera son visage quand il va revenir, je redoute de voir son regard ailleurs, ses yeux si noirs sombres et sans fin.
Je sais juste les mots que je lui ai dit :
« Tu sais pourquoi je t’appelle ? Ton papi nous a quitté ce matin. »
Je sais aussi que je serai présente, comme il voudra le prendre même s’il ne demande rien.